La fatalité de la chair

C’est là que tout commence, et là que tout finit. On peut tout faire pour l’oublier : la dresser, l’honorer, la détester, la fuir, l’exalter. On peut y injecter des croyances, des disciplines, des médicaments, des métaphores. On peut l’endurcir ou la sanctifier. Mais il est impossible d'en sortir.

La chair n’est pas ce que nous avons : c’est ce que nous sommes. Elle n’est pas l’enveloppe. Elle est le point de départ, le terrain, la limite, le sceau. Ce n’est pas un manteau que l’on retire : c’est la condition première, le contrat inamendable.

Certains voudraient croire que l’esprit peut tout. Que la conscience suffit à surplomber le reste. Qu’avec assez de volonté, on peut s’extraire du biologique, traverser la douleur, surmonter le désir, abolir le vieillissement. Mais ces gens-là n’ont jamais saigné longtemps, ou alors ils ont oublié.

La chair finit toujours par revenir. Elle encaisse un temps. Elle attend. Puis elle rappelle.

Ce rappel peut prendre la forme d’une maladie, d’un épuisement soudain, d’un spasme, d’une chute. Il peut être infime ou fracassant.

Et pourtant, il ne s’agit pas d’une malédiction. Il s’agit d’une fatalité, au sens étymologique : ce qui est dit d’avance. Pas un châtiment, mais un plancher. Pas une punition, mais une limite.

Cette dernière n’a rien de symbolique : elle est chimique, hormonale, osseuse. Elle est codée dans l’ADN, transmise par la lignée, altérée par les gestes, modifiée par les traumas. Tout en nous est marqué par elle. Même nos élans les plus spirituels s’enracinent dans des états de tension, de température, de rythme cardiaque. Il n’y a pas d’âme sans système nerveux. Il n’y a pas de vision sans nerf optique.

On peut vouloir s’élever mais le souhait ne suffit pas. Il faut le pouvoir. Et ce pouvoir passe par un terrain qui fatigue, qui ploie, qui résiste. On voudrait être pur esprit, mais on est masse. Ce n'est pas un échec. C'est notre condition.

La sexualité, la maladie, la vieillesse : voilà trois formes de rappel. La première fait irruption, déjoue les discours, dérange les identités. La deuxième bouscule l’ordre, désorganise le programme. La troisième défait lentement ce que l’on croyait tenir. Toutes trois disent la même chose : tu n’es pas maître. Tu es chair et tu le seras jusqu’au bout.

Faut-il s’y résigner ? Non. Il faut cesser de fuir. Il faut cesser de parler d’autre chose. Il faut regarder cette fatalité en face. Non pour l’annuler, mais pour la traverser avec justesse. Une justesse physique, une justesse dans la tension, dans la marche, dans la tenue.

La chair, dans le fond, enseigne la rigueur. Elle n’a aucun goût pour la fable. Elle impose des faits et ne ment pas. Et parfois, à ceux qui acceptent de ne plus tricher, elle ouvre un seuil. Ce n’est pas la liberté ni la guérison. C’est un autre mot, plus rare : l’incarnation.

Et cela, c’est déjà beaucoup.